3 – Un beffroi en poche
Textes : Laurent Cirelli
Illustrations : Prune Cirelli
Tu connais pas les fétichistes ! Universal c’est de la drouille ! Tandis que Pk et Philip = première marque du monde – c’est tout – et en platine – et gourmette du même métal – et la lune et les jours et le Soleil et le chronographe et les heures qui sonnent ! Un beffroi en poche ! C’est comme dans les contes de Fées – il faut que ce soit « impossible ». Un temple et le Dieu du Temps dans sa poche. Non t’es encore loin… t’es pas un vrai amoureux…
Louis-Ferdinand CELINE
à Albert PARAZ le 5 avril 1951
Est-ce parce que plus personne ne le lit (il faudrait, pour être juste, écrire « ne lit »)… ? Il convient en effet aujourd’hui d’être un « célinien » averti pour savoir le penchant de cet écrivain minutieux entre tous pour la marque genevoise et s’étonner que sa merveilleuse métaphore ne soit plus qu’une formule qu’on se passe sous le manteau entre connaisseurs.
Un beffroi… À partir du onzième siècle, bâtir un tel monument n’est rien de moins que le symbole de son autonomie et de sa puissance pour la commune qui l’érige. Et l’horloge qui sonne les heures incarne alors une rupture dans le découpage du temps : la journée n’est plus rythmée par les cinq prières sonnées par les clochers des églises mais par les heures, le « temps divin » s’efface devant un temps profane, le spirituel ne tardera plus à plier devant le progrès. Vers 1850, Antoine Norbert de Patek et Jean-Adrien Philippe décidèrent de rapprocher leurs talents pour en faire du génie : dans leur domaine, celui de l’horlogerie, ils furent sans nul doute des novateurs tout autant que des inventeurs, de ceux qui ne s’en sont pas laissés compter par l’immobilité toute proche du Léman, ont fait du Quai des Bergues un laboratoire de la modernité… Des aventuriers… ! Au même titre que Messner ou Picard!
Marquer son temps en le devançant, en le pliant à ses exigences… n’est-ce pas là tout ce qui rapproche l’homme du Créateur, le fait dialoguer avec les dieux (« et la lune et les jours et le soleil… ») ?
Quand l’horlogerie devient manufacture: noble tentative de s’approprier l’heure ou vanité folle de la retenir ? Le dix-neuvième siècle voit s’accomplir la suprématie de l’invention et de l’industrie sur la peur du très-haut, chaque brevet est alors un pas de plus vers l’indépendance de l’homme et chaque garde-temps un son de cloche qui se perd.
Ici et maintenant, puisque même les téléphones affichent les minutes, l’acquisition d’une montre prend tout son sens, car c’est bien de posséder une histoire qu’il s’agit, de la faire sienne : celui-là pensera porter une tradition, celui-ci une marque, l’avant-bras comme un étendard de sa propre seigneurie, un succédané d’héritage dans une époque sans legs.
« Un beffroi en poche » : l’écrivain dit en quatre mots, et c’est lumineux, le chemin parcouru par son espèce pour atténuer le sentiment de sa finitude, domestiquer le sablier en se l’appropriant, rester maître de la course au devenir qu’est toute existence. Le ciel peut attendre.